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Histoire militaire de la France

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Afghanistan, Vallée de l'Uzbeen - 18/08/08


créé par Tanaka le 18/10/2008, modifié par Tanaka le 15/04/2023

Première Chronologie des combats

Les deux sections françaises (d'une trentaine d'hommes chacune) envoyées dans la vallée d'Uzbeen par le commandement régional capitale de Kaboul (RC-C Kaboul) contribuaient à une mission composée de trois phases. d'abord, la reconnaissance de la vallée d'Uzbeen au sud du 35e parallèle. Puis, des patrouilles dans la vallée de Tizin. Et, dans une troisième phase, la poursuite des reconnaissances dans la vallée d'Uzbeen jusqu'au 36e parallèle. Les deux premières phases s'étaient déroulées le 8 août et le 15 août, sans incident particulier.

Le 18 août, la dernière phase qui commence vers 9 heures à partir de la base opérationnelle avancée de Tora est organisée par deux sections du bataillon français (BATFRA), la 2e section de la 4e compagnie du 8e régiment parachutiste d'infanterie de marine (RPIMa) aux ordres de l'adjudant EVRARD, et une section du régiment de marche du Tchad (RMT). Elles sont accompagnées par deux sections de l'armée nationale afghane (ANA), la première basée à Tora, et la seconde appartenant au HSSB (Headquarters Security Support Brigade) de Kaboul. Ces quatre sections (une centaine d'hommes au total) sont accompagnées de forces spéciales américaines, dont un JTAC (élément d'éclairage et de guidage des avions d'appui). L'objectif principal de la sortie est de montrer de jour l'itinéraire de progression des patrouilles de nuit que les unités de l'ANA devront utiliser.

Vers 13h30, alors que la section de combat du "8" a dépassé Sper Kunday, le chef de section fait débarquer tous ces hommes pour reconnaitre à pied le petit col, il laisse les 4 véhicules de l'avant blindé (VAB) 600 m en arrière (plus bas) du col avec 8 soldats, à proximité du village, et part vers le col avec les 23 autres. Le CCH Heimata indique : "On était presque au col, vers 14h00, quand ca a commencé à tirer de partout ; on s'est dispersés, mais les abris étaient rares". Il est 15h30 lorsque les "condés" (pour "combattants débarqués") sont pris à partie par une soixantaine d'insurgés, embusqués, qui dirigent contre eux des tirs d'armes automatiques et de roquettes antichars. Plusieurs hommes sont touchés, mais avec méthode : parmi les premiers qui tombent figurent le transmetteur radio, l'adjoint au chef de section, le tireur d'élite et l'interprète afghan. Vingt-deux minutes après le déclenchement de cette "boule de feu" qui anéantit une première partie du groupe français, le chef de section envoie un premier message radio au RC-C. Les contacts radio ne seront ensuite plus jamais rompus.

Trois minutes plus tard, à 15h55, la base opérationnelle avancée Tora, à Surobi, fait partir une section de réaction rapide en renfort. Elle arrive sur la zone avant 17 heures. Entre-temps, les insurgés qui avaient décimé le premier groupe et encerclé les survivants continuent d'agir dans les règles du combat tactique : ils encerclent également la seconde partie du groupe du 8e RPIMa, puis la section du RMT qui suivait.

A (16h30) 15h30, la base opérationnelle Tora, à Surobi, dépèche la 3e section du 4/8e en renfort. Elle emporte des mortiers de 81 mm (ils ouvriront le feu à 18h25), et comporte un groupe médical, ainsi qu'un JTAC américain (élément d'éclairage et de guidage des avions d'appui). La progression de ces renforts est toutefois ralentie par la crainte que les talibans n'aient piégé la route, justement pour frapper les renforts. La section de renfort arrive vers 16h30 dans la zone des combats, mais est bloqué pendant un certain temps par les tirs des talibans. Certains des éléments de la 3e section arrivent à fournir des munitions aux hommes restés au VAB.

A 16h18, soit 23 minutes après le premier message radio reçu d'Uzbeen, le "TIC" (Troop In Contact) est ouvert, terme militaire signifiant que des tirs visent des forces amies.

A 16h50, plusieurs aéronefs de combat envoyés par l'Otan arrivent sur zone, dont des drones Prédator, deux hélicoptères OH-58 (qui ont effectué des tirs d'appui contre les crétes voisines), un AC-130 Gunship, deux avions 'tueurs de chars' A-10 Thunderbolt et deux chasseurs-bombardiers F-15 . Ces derniers n'interviendront pas : ils emportent des bombes qui ne peuvent pas être tirées tant les combattants sont imbriqués. Les Prédator vont surveiller l'arrivée de renforts de talibans venant de Tabag, le AC-130 a tiré un obus de 40 mm et 4 de 105 mm. Les deux A-10 n'y sont pas allés de main morte : ils ont tiré 1.340 coups de 30 mm ! Pour autant, et jusqu'à plus ample informé, rien n'indique que des "tirs amis" aient visé les Français, qui, selon nos informations, portaient des équipements spécifiques permettant de les distinguer. L'Otan a démenti ces "tirs amis" cet après-midi. Patron de l'armée de terre, le général Elrick Irastorza a estimé à Paris que les témoignages de combattants devaient être relativisés : "La charge émotionnelle conduit un petit peu chacun à avoir sa vérité, ce qui est largement compréhensible."

A 17 h 50, deux hélicoptères américains d'évacuation médicale (MEDEVAC) arrivent sur la zone et rebroussent chemin : trop de tirs les empéchent d'atterrir. Huit minutes plus tard, deux hélicoptères français EC-725 Caracal de transport et d'appui-feu appartenant aux forces spéciales françaises, et qui sont les seuls appareils français de ce type présents sur le sol afghan, décollent de Kaboul. Ils déposent dans la zone de combat à 18 h 15, sans atterrir, un médecin et dix commandos qui préparent une ZPH (zone de poser d'hélicoptères).

A 18 h 15, après avoir stoppé d'autres missions en cours, le BATFRA de Kaboul fait convoyer sur zone par les Caracal une section d'infanterie. Trois autres partent par la route.

18 h 40 : les Caracal renforcent l'équipe médicale, et commencent à déposer des munitions. Ils en apporteront plus de deux tonnes au cours de la bataille.

Vers 21 heures, les insurgés rompent le contact. Des unités françaises se lancent à leur poursuite, et recherchent les blessés et les morts répartis sur le terrain, alors que la nuit tombe et que le terrain est très accidenté.

Les corps ne seront tous retrouvés que le lendemain, 19 août, au lever du jour. A 4 h 20, un véhicule de l'avant blindé du RMT qui se rend en renfort sur la zone de combat se renverse. Un soldat est tué, trois autres blessés. A 9 heures, les talibans recommencent à tirer. Les mortiers ripostent. 42 coups seront tirés. Le désengagement se poursuivra ensuite toute la journée sous la protection d'un Predator . A18 heures, le 19 août, toutes les unités françaises étaient en sécurité sur leurs bases.

Les missions de reconnaissance dans la vallée de l'Uzbeen devaient reprendre ce jeudi.

Témoignages à posteriori

Documentaire “L'embuscade” en 2013 de Jérôme FRITEL : https://www.youtube.com/watch?v=NEOxgUMVTbI

Témoignages dans ce documentaire de :

Documentaire “Sous le feu des talibans” en 2023 de l'association Vétérans de France : https://www.youtube.com/watch?v=0-tXBktoFI4

Témoignage du 1CL Mayeul BESSON, 15 ans après.

Témoignages des blessés juste après l'embuscade

L'embuscade du 18 août. Dossier présenté par Frédéric Pons

Le 25-09-2008

Ce que racontent les paras rescapés révèle une succession d'actes individuels de courage. Leur professionnalisme a permis de limiter les pertes et d'infliger des coups terribles aux insurgés.

Lundi 18 août, 9 heures. Une colonne blindée d'une centaine d'hommes est formée. Elle est composée de deux sections françaises embarquées sur VAB (véhicule de l'avant blindé), deux sections de l'armée afghane formées par les Français, douze hommes des forces spéciales américaines, dont une équipe de guidage aérien. Estimation du renseignement militaire : "La menace a jusqu'alors été le fait d'individus ou de petits groupes commettant des actions isolées. L'insurrection n'y a jamais démontré la capacité ou l'intention de réaliser des actions coordonnées d'ampleur significative"

13 heures. Carmin 2, commandée par l'adjudant Gaétan Evrard, arrive à Sper Kunday. L'objectif est un col qui culmine à 2 000 mètres, dominé par des crétes aux pentes abruptes. La route se transforme en piste, les blindés doivent stopper, il faut poursuivre à pied.

Les VAB et leurs mitrailleuses de 12,7 millimètres se placent dans l'axe du col, situé à 1 500 mètres du village. L'adjudant donne ses ordres. L'ascension commence.

Adjudant Gaétan EVRARD

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34 ans, chef de section, dix-sept ans de service

"Je passe en colonne dès que le sentier serpente. Vu le barda, la progression est lente. Il fait chaud. J'ordonne aux chefs de groupe d'accélérer." Les hommes portent chacun six chargeurs à 25 cartouches et le lourd gilet pare-balles. Un para est victime d'un coup de chaleur. Il reste en arrière avec l'infirmier, un caporal-chef du 2e régiment étranger de parachutistes. "Je demande aux tireurs d'élite de me renseigner sur ce qu'ils voient vers l'avant. Rien à signaler, répondent-ils, en précisant que le premier groupe est à 100 mètres du col."

13 h 45, heure H. Dans le dernier lacet, l'enfer se déclenche. En une seconde, l'air est saturé de détonations, de rafales et d'explosions. C'est une embuscade. Les réflexes jouent instantanément. "Tout le monde se jette derrière les maigres rochers qui jalonnent la pente. La position est précaire, la section est étalée sur plus de 100 mètres, de bas en haut. Un feu intense laboure la pente pendant près d'un quart d'heure." Les paras se fondent aux rochers pour éviter les balles. "J'ai tout de suite le contact radio avec le groupe de devant. J'apprends que mon adjoint est blessé, avec deux autres gars."

Le bruit est assourdissant. Les impacts au sol soulèvent une poussière étouffante. “J'essaie de m'abriter derrière un gros rocher avec cinq paras, dont le radio et le tireur d'élite. d'autres sont à quelques mètres mais pas visibles.” Le sol est haché par la mitraille. Il est impossible d'aller chercher les blessés. “Un de mes chefs de groupe arrive pourtant à me rejoindre. Il est tout blanc, il titube, une balle dans le ventre. On l'allonge, on lui enlève son pare-balles, son casque et on lui met un pansement compressif. Des tirs se déclenchent des crêtes de gauche et de droite. Nous sommes pris entre deux feux. ”

Les paras ripostent du mieux possible mais sans voir les assaillants. Les rochers fracassés se transforment en autant d'éclats. "J'ai le visage en sang, d'autres sont criblés aux jambes, aux bras. Le tireur d'élite réussit à abattre plusieurs silhouettes, furtivement aperçues sur la ligne de crête. Plus haut, on entend des rafales de Famas. » C'est la preuve que la section réagit. Les paras se battent. Et bien.

D'en bas, les mitrailleuses des VAB crachent bandes sur bandes pour contenir les talibans et permettre à la section de se dégager. Par deux, par trois ou seuls, les paras isolés entre les rochers se défendent. Ils rendent coup pour coup, alors que les talibans tentent de se rapprocher. “Le sergent Cazzaro me crie que l'ennemi est au plus près. Je perds la liaison avec la section du RMT au village mais je joins le capitaine à Tora." Evrard réussira à maintenir la liaison radio : “Mon capitaine, dépêchez-vous ! Personne n'est plus en mesure de m'appuyer ! Je suis fixé par des feux nourris. C'est Bazeilles ici, mon capitaine. C'est Bazeilles ! ”

H + 25 minutes. Evrard a fait une demande d'appui aérien. Dix minutes plus tard, les avions A10 américains sont sur la zone. L'imbrication des combattants est telle qu'ils renoncent à tirer. C'est ce que les talibans cherchaient. Au même moment, un groupement renforcé quitte Tora.

Evrard est blessé. “J'ai senti un choc à l'épaule mais j'ai toujours pu utiliser ma main. Je sentais un picotement mais je n'ai pas regardé tellement on nous tirait dessus.” Originaire des Ardennes, dur au mal, le sous-officier est tout entier à son commandement, sous le feu ennemi. “En fait, j'ai compris que j'étais vraiment bien touché quand on a pu se dégager.”

Les tirs deviennent de plus en plus précis. “Nous nous sommes resserrés car les balles tapaient très près. Ce n'était plus des rafales mais des tirs de précision. J'ai vu un taleb tué par mon tireur d'élite. Le gars a glissé le long d'un rocher, son fusil de sniper a suivi.”

Le poste radio est resté à découvert. Evrard tient le combiné mais le fil est trop tendu. L'opérateur est occupé à sauver le chef de groupe blessé. Il alterne désespérément le bouche-à-bouche et un massage cardiaque. Une balle lui traverse la main. Il se redresse et mon­tre sa main à Evrard. Le sang coule. “Putain, mon adjudant !” Evrard gronde : “Attends, tu crois quoi ? Continue le massage. On verra ta blessure après ! Il m'a regardé avec cet air que je lui connaissais bien, cette grimace comique d'étonnement qu'il me faisait chaque fois que je l'engueulais ou qu'il en bavait au stage commando.”

La radio est toujours à découvert. Les impacts de balles se rapprochent dangereusement. L'opérateur s'en aperçoit : “Mon adjudant, je vais chercher la radio.” Il fonce sous le feu et revient avec le poste. “Il le pose sur mes genoux, sous des tirs redoublés. Les balles claquent tout près. Alors il s'est mis devant moi, comme pour me protéger. Il m'a regardé. C'est à ce moment-là qu'il a été mortellement touché. Je n'oublierai jamais sa grimace et son petit sourire.” Ce sacrifice symbolise la formidable cohésion de Carmin 2.

La position est intenable. Pour couvrir l'adjudant qui parvient à descendre un peu, les paras organisent une boule de feu en vidant leurs chargeurs vers la crête. Le tireur d'élite resté près du rocher pour protéger le départ de ses copains est tué. Avant de mourir, il aura le temps de murmurer : “J'en ai descendu huit ! huit ! ”. Evrard se retrouve près d'un autre para, resté avec l'infirmier légionnaire qui a le genou fracassé. Dans le civil, le caporal-chef du 2e Rep avait déjà sauvé deux personnes. Il sera retrouvé mort, après avoir réussi à mettre à couvert trois de ses camarades.

H + 2 heures et 5 minutes. Carmin 2 a commencé à se replier, appuyée par des hélicoptères et A10 américains. L'appui va durer une heure. Evrard arrive à rejoindre les blindés.

20 heures : la nuit est tombée. Les renforts venus de Kaboul sont arrivés. Quelques paras réussissent à se dégager. d'autres restent entre les rochers, à faire le coup de feu, seuls dans la nuit. “On économisait les cartouches car on se battait depuis près de huit heures ! Nous avions perdu toute notion du temps, saoulés par les tirs !”.

H + 8 heures 15, Sper Kunday est sécurisé. Les premiers corps sont relevés sur les pentes. Le col sera repris au lever du jour et les accrochages se poursuivront jusque vers 12 heures, ce 19 août. Les combats ont duré près de vingt heures. Près de 80 rebelles seront tués.

Pendant toute la durée de l'engagement, l'adjudant Evrard, blessé, a pu garder le contact radio avec son capitaine et avec ses hommes qui contenaient les talibans près du col. Il a su aussi diriger le tir des mitrailleuses lourdes du sergent Andrieux, 600 mètres plus bas. Tous disent : “On a fait comme on l'a appris à l'instruction ! ”

Sergent Romain ANDRIEUX

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23 ans, chef du groupe appuis, trois ans de service

Ses quatre VAB déployés près du village, leurs mitrailleuses de 12,7 pointées vers le col, Andrieux fournit le premier appui feu. “J'ai désigné les secteurs de tirs à chacun de façon à couvrir l'ensemble des points hauts.” Il observe à la jumelle. “On voyait la section progresser par les lacets. Ca montait raide. Le feu s'est déclenché d'un coup. J'ai aussitôt fait riposter.”

Les premiers tirs viennent du col mais les VAB d'Andrieux sont aussi pris à partie. “Les balles s'écrasent au sol et sur les blindés. Une roquette antichar venue de la droite passe au-dessus de nos tetes et explose un peu plus loin. En haut, la fusillade monte en intensité. d'autres roquettes sont tirées mais sans dommage. J'ai assez vite le contact radio avec l'adjudant Evrard, pour qu'il dirige mes tirs. Même à la jumelle, je ne vois pas les talebs.”

Le sergent fait tirer toutes ses pièces. Les rafales de 12,7 balaient les cretes. Pour les talibans, Andrieux est un objectif de choix. “Mes tireurs à la mitrailleuse sont obligés de se poster sur la tourelle ouverte, la tete et les épaules exposées. Mes pilotes sont à terre, plaqués aux blindés. Ils ripostent au Famas, mais sans grande efficacité à cause de la distance. On ne pouvait pas rester longtemps A la même place car les impacts se rapprochaient dangereusement. Ils sont vite passés aux tirs de précision. ”

Les impacts soulèvent des nuages de poussière. “Le plus inquiétant, ce sont les balles qui frappent le blindage et ricochent en miaulant dans tous les sens. Les tirs ne se sont jamais arrêtés. Quand ça tirait de la gauche, on basculait du côté droit des VAB et inversement. Une balle m'a traversé la jambe de pantalon, une autre a coupé la mentonnière du casque de Gil.”

Les réserves de bandes de mitrailleuses diminuent. Il faut aller en chercher, mais à découvert, au VAB resté en protection arrière. Un Hummer américain s'approche, riposte et donne des caisses de cartouches aux Français. “Vu qu'on tirait beaucoup, il fallait souvent changer les caissons sur le toit des VAB. Les pilotes montaient pour le faire, sans hésitation. Ils comprenaient l'ordre, meme si ça tirait plus dès qu'ils se montraient. On pensait surtout aux copains restés là-haut.”

Au crépuscule, Andrieux est informé par radio qu'Evrard et quelques blessés arrivent vers lui. “On tente d'aller à leur rencontre mais il nous est impossible de dépasser la dernière maison du village : les tirs se concentraient sur nous. On a fait alors une boule de feu en tirant de toutes nos armes pour leur permettre de traverser le découvert et d'embarquer dans les VAB. On n'avait pratiquement plus de munitions de 12,7. J'avais gardé une demi-bande. Au cas où !”

Première classe Philippe GROS

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20 ans, radio-tireur, quinze mois de service

Anglophone, Gros assure la liaison avec l'interprète afghan qui accompagne le chef de section. “Au déclenchement du feu, je suis un peu en arrière de l'adjudant, avec son adjoint. Nous remontons aussitôt à son niveau pour nous abriter derrière un gros rocher, autour de l'adjudant, pour le protéger. Lui avait son combat à mener, nous le notre.”

Réflexes professionnels instantanés : les paras protègent leur chef qui rend compte et coordonne la manœuvre. Ils se répartissent les secteurs de tir. “On n'a pas riposté immédiatement pour éviter les tirs fratricides : les autres groupes étaient entre nous et le col. On ne voyait rien, même pas les copains à quelques mètres. Trop de poussière. En revanche, les talebs devaient bien nous voir car leurs balles tapaient très près. Ils nous arrosaient méchant, avec des fusils de sniper Dragunov.”

Un gradé quitte le rocher pour se renseigner sur la situation vers le col. “Il redéboule quelques minutes plus tard. Au moment d'atteindre notre abri précaire, il est touché au ventre, sous le gilet pare-balles. On lui prodigue les premiers soins.” L'adjoint part à son tour pour tenter de dégager les paras coincés plus haut. “Je ne l'ai pas vu revenir :”

Le radio continue son massage cardiaque au blessé mais les coups se rapprochent. “Les talebs changent de place et nous débordent par la droite. Le blessé est touché une seconde puis une troisième fois. Je n'avais pas vu que l'adjudant était lui aussi blessé mais on ne voulait pas l'emmerder avec ça : il avait autre chose à faire. Le capitaine demandait des comptes-rendus pour pouvoir agir.”

L'opérateur radio décide de faire écran de son corps devant Evrard. Il est touché. Le coin devient intenable. “Il fallait partir mais chaque tentative provoquait une volée de balles. On est resté à trois pour permettre à l'adjudant de partir. Il était la pièce maitresse, il fallait qu'il dégage pour garder le contact radio. Un autre copain est tombé. Il s'est recroquevillé sur le sol. J'ai voulu foncer pour le mettre à l'abri mais c'était impossible, le sol était criblé d'impacts devant moi. On s'est retrouvés bloqués avec Dussaing et Marchand, obligés d'attendre la nuit.”

Le petit groupe va s'esquiver en rampant le long des murettes. “Marchand est blessé, l'épaule démise. Il ne peut pas ramper. Il demande qu'on le laisse sur place mais on ne veut pas l'abandonner.” La nuit commence à tomber. “Avec l'obscurité, on s'est dit qu'on allait pouvoir se tirer mais les talebs ont commencé à descendre vers nous. Marchand balance une grenade qui en couche quatre ou cinq.” Ils sont repérés, les tirs reprennent. “Je me suis alors déporté en rampant pour les prendre à revers. Dussaing lance une grenade pour les obliger à changer de place. J'en ai vu quatre et j'ai réussi à en avoir deux au Famas. On en a entendu deux autres parler au talkie-walkie. Après une nouvelle grenade, plus rien ! On s'est dit : ils sont “caisse”, faut y aller !”

Au même moment, surgit un avion A10 américain qui lâche une rafale d'obus de 30 millimètres, juste au-dessus d'eux. “On a voulu profiter de la poussière pour se dégager.” Les deux paras s'enfoncent dans la nuit, par bonds successifs, en évitant la piste matraquée par les tirs. Ils tombent sur un VAB dans un fossé. “En l'ouvrant, on trouve Hamada. Le caporal a le bras sérieusement abimé. L'habitacle est couvert de sang. Il s'était posé un garrot mais mal. Je le lui refais correctement. On essaie de sortir le VAB du fossé. Impossible. On reprend le chemin de l'arrière.” Avant de quitter les lieux, les paras ont la présence d'esprit de péter ce qu'il faut" pour que rien d'intéressant ne tombe aux mains des talibans. “Plus tard, on a su le nombre de tués chez nous ! Mais on sait qu'en face, on en a couché plein.”

Première classe Vincent PAUL

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20 ans, tireur d'élite, quinze mois de service

Paul a remplacé le para victime d'un coup de chaleur dans le groupe de tete. Il se retrouve donc au plus près des insurgés, sur le col. “Dès les premiers tirs, on s'est plaqué contre la murette de pierres. On était cinq, recroquevillés au maximum, cernés par les impacts. Les balles tapaient à vingt centimètres de nos pieds. On a riposté mais on ne voyait rien. Notre copain qui marchait en tete de la section, plus haut, était blessé mais hors de vue.”

Les talibans sont très proches. “Mon voisin me dit qu'il a repéré une tete entre des cailloux. Dans la lunette de mon fusil, j'aperçois une petite meurtrière faite de pierres plates. Derrière, une ombre qui bouge. Je tire, hausse 600, mais sans voir l'impact. Je corrige : 400 mètres, paf ! Je tape dedans. Tout le monde tirait, Hamada a balancé une grenade à fusil. On ne pouvait se mon­trer que quelques secondes à découvert car, en face, ils nous alignaient vite. C'est au bout d'une heure et demie qu'on a vraiment ramassé.”

Les talibans tentent de prendre les paras en enfilade par la droite. “En trois secondes, tout le monde a été touché. Les blessés gémissaient en essayant de se faire le plus petit possible. Le seul salut était de passer la murette. On a tous plongé en paquet et on s'est abrité derrière deux gros rochers. Le caporal-chef Grégoire a fait une piqûre de morphine à Weatheane. Les autres se soignaient comme ils pouvaient.”

Les balles ricochent, les valides ripostent sans arret. “On était huit, trop nombreux derrière ces rochers. Il fallait dégager de là . Le sergent est parti avec un autre pour essayer de rejoindre l'adjudant. Avec Weatheane et Garabedian, on a rejoint un petit talweg qui semblait mener au village. On a progressé par bonds, car on était tiré tout le temps. Le caporal-chef avait le bras en bouillie, il souffrait beaucoup.”

Le combat ne faiblit pas : explosions, rafales, fumées, poussière, toute la montée vers le col est sous le feu, les VAB en appui aussi. Les mitrailleuses françaises arrosent quand même les cretes. “J'ai vu des A10 arriver de la vallée et remonter la pente à basse altitude, en tirant sur les insurgés mais juste dans notre axe. Il faisait sombre, j'avais peur qu'ils nous touchent. J'ai pris une petite lampe et lancé plusieurs SOS : trois points, trois traits, trois points. A un moment, l'avion est passé en latéral. J'ai vu la silhouette du pilote. Il m'a fait des signaux avec une lumière rouge. Il avait compris.” Soulagement.

Il faut continuer à descendre. À l’approche de la première maison, Paul voit des silhouettes. « À la forme des casques, j’ai compris que c’était des Français. « Eh les gars, c’est moi, Paul ! » Ils se sont aussitôt postés. J’ai répété plusieurs fois mon nom, puis on m’a répondu : « Carmin 2 ? » Je me suis approché et j’ai reconnu le lieutenant de Carmin 3. » Grâce à Paul, le caporal-chef blessé sera récupéré, d’autres renseignements seront fournis.

Durement éprouvée, Carmin 2 a été rapatriée à Castres. Pour la relève, les volontaires du 8e RPIMa ont été très nombreux. La 1re section de la 3e compagnie a été désignée. Commandée aussi par un adjudant, un « fils du 8 », arrivé simple parachutiste en 1990, cette section est maintenant à Kaboul. La mission continue pour ce régiment soudé comme jamais par l’épreuve.

Enquête de Jacques Antoine

Nota : Ces témoignages ont été expurgés de tout renseignement exploitable par les talibans. Par respect pour les familles, certains noms et incidents n’ont pas été reportés. Cette enquête exclusive a été conduite en partenariat avec « le Journal d’ici », l’hebdomadaire de Castres..

PERTES

Décédés le 18 août :

Blessés, rapatriés le 19 août :

Blessés, rapatriés le 22 août :

Rapatriés :

CCH PENON

Quarante-huit heures après l'embuscade qui a coûté la vie à dix soldats français en Afghanistan, lundi 18 août, on commence à connaitre les dessous de ce véritable piège de feu dans lequel les militaires ont été pris pendant plus de six heures. Certains blessés du 8e régiment de parachutistes d'infanterie de marine (8RPIMa), qui a subi l'essentiel des pertes, ont tenu à souligner le comportement héroîque de leur camarade légionnaire du 2e régiment étranger de parachutistes (REP) mort au combat. Le caporal-chef Penon, Agé d'une trentaine d'années, était auxiliaire-sanitaire. Versé par l'état-major dans cette unité du 8e RPIMa, il faisait office d' "ainé" auprès des jeunes avec lesquels il patrouillait.

Lundi 18 août, vers 13 heures 30, lorsque la section descend des véhicules blindés au pied du col qui sépare les provinces de Kaboul et de Kapisa, il prend sa place dans la colonne d'une trentaine de soldats qui part en reconnaissance. Quelques hommes restent auprès des véhicules. Les tirs ont débuté alors qu'ils avaient parcouru près de six cents mètres dans ce qui ressemble à une cuvette en fer à cheval. Alors qu'elle n'était plus qu'à une cinquantaine de mètres du col, la section s'est alors éparpillée pour trouver un abri, souvent derrière un simple rocher.

Dans le même temps, des tirs de roquettes et de fusils visent le reste de la troupe restée près des véhicules. Le traquenard est parfait : les soldats, pris sous un feu nourri, ne peuvent ni avancer, ni reculer. Les renforts, arrivés une heure et demie après le début des combats, n'accéderont au front qu'au bout de quatre heures.

Selon certains blessés français, le caporal-chef Penon fut l'un des rares à braver le déluge de feu qui s'est abattu sur les militaires français. Il s'est porté au secours d'un premier blessé, qu'il a déposé dans une zone située plus bas et protégée des tirs. Puis il est remonté au coeur de l'affrontement. Lors de sa première descente ou en remontant, il a été touché d'une balle dans la cuisse. Pourtant, sous les yeux de ses jeunes camarades, il s'est de nouveau porté au secours des autres blessés. Il aurait, selon certains témoignages, secouru un autre blessé avant d'être touché mortellement.

Le caporal-chef, membre du 2e REP, basé à Calvi (Haute-Corse), avait déjà connu d'autres théâtres d'opérations. Selon ses supérieurs, il avait servi en Afrique et en ex-Yougoslavie. “Son corps sera inhumé à Calvi, son comportement honore notre régiment”, commentait-on sobrement, jeudi matin, à Calvi.

Le chef de corps et une compagnie d'honneur du 2e REP de soixante-dix hommes devaient assister, jeudi, aux Invalides, à Paris, à l'hommage aux victimes. Cet infirmier a eu une attitude exemplaire a-t-on confirmé, jeudi matin, à l'état-major des armées.

Voici donc la guerre !

Par François Sureau, écrivain.

Il y a une guerre en Afghanistan, et cette guerre tue. Nous devons aux soldats du 8e RPIMa qui y ont trouvé la mort les armes à la main de réfléchir à ce que cela signifie. Nous devrions d'ailleurs nous abstenir de parler de leur «sacrifice» avant d'être sûrs des raisons de leur mort. Nous ne devons pas d'abord aux soldats tombés l'émotion et les larmes, mais l'effort de l'intelligence et celui du souvenir, afin de pouvoir leur rendre lucidement les honneurs qui leur sont dus.

Ces morts devraient nous apprendre à nous méfier de ces mots trop grands, trop vagues, que nous répétons à l'envi. Il n'y a pas de «présence française» dans un monde guetté par le chaos qui ne soit susceptible d'entraîner la mort de nos soldats : par dizaines aujourd'hui, par centaines peut-être demain. Il n'y a pas de participation effective à la lutte du monde libre contre le terrorisme qui puisse être assurée aujourd'hui sans le risque de telles épreuves. Il n'y a pas de «rang», de «place» de la France qui puissent être maintenus sans comporter, à la fin, ces souffrances-là.

Pour tous ceux qui ont combattu, ou qui ont assisté à des combats, il existe un écart angoissant, presque physiquement palpable, entre les mots de la diplomatie, ou pire, de la communication politique, et la mort de camarades que l'on connaît par leurs noms, sans même parler de ce que l'on tait presque toujours par pudeur : l'atmosphère de la guerre, cette attente, cette peur, ce courage, ce temps suspendu, et le sang, et pire encore, qui en font le souffle haletant d'un enfer gris.

Voici donc la guerre. Les seules questions qui vaillent sont donc celles de ses raisons et celles de sa conduite, c'est-à-dire des chances de l'emporter. S'il n'y est pas répondu, l'écart dont je parlais n'est pas supportable longtemps, ni pour les hommes, ni pour le commandement, ni pour les dirigeants politiques.

S'il existe en Afghanistan des raisons de se battre et des chances de vaincre de se battre, et non pas d'assurer, abstraitement, une «présence» limitée aux communiqués de la publicité politique , alors il faut se préparer à cette guerre, qui sera dure comme elles le sont toutes. Il faut se préparer aux embuscades, aux revers, aux morts nombreux d'une guerre, et ne pas s'en étonner avec cette inconscience de vieux enfants qui est souvent la nôtre, qui découvrent avec surprise que le reste du monde ne joue pas.

Alors il faut que les troupes s'entraînent, que le commandement commande et que les politiques fassent des choix, y compris budgétaires, qui correspondent à la réalité des engagements. Alors il ne faut pas se demander à chaque épreuve si les morts ne sont pas morts «pour rien», si tel objectif limité justifiait les pertes, si l'on n'aurait pas pû procéder autrement. Dans une guerre, les soldats qui tombent dans les batailles décisives ne sont pas plus nombreux, et cela ne signifie nullement que la mort des autres ait été vaine. La nation doit autant au dernier tué de la Grande Guerre qu'aux morts de Verdun.

La grandeur, où il entre beaucoup d'humilité, du métier de soldat vient précisément de cette acceptation volontaire, par chacun, des combats parfois douteux, de la mauvaise fortune, des hasards de la guerre. Mais pour que ceux-ci soient pleinement assumés, le soldat doit pouvoir penser que les combats limités auxquels sa vie est suspendue participent d'un dessein, d'une politique d'ensemble auxquels le destin de la nation, même pour une part, se trouve lié.

La question de savoir si, pour l'Afghanistan, la stratégie de l'Otan est la bonne et si elle correspond à nos intérêts dépasse ma compétence. Je sais simplement que s'il n'est pas possible d'y répondre de manière convaincante, aucun effort de guerre durable ne pourra être poursuivi. Le soldat peut mourir, mais pas en victime de la figuration internationale. Il n'est pas quant à lui un acteur qui pourrait quitter la scène en excipant de doutes soudains sur la qualité de la pièce. Qu'il soit, comme on dit dans le vocabulaire moderne, un «professionnel» n'y change rien. Sans doute s'est-il voué de lui-même à ce métier au bout duquel il peut trouver la mort. Mais il n'a pas signé pour mourir autrement qu'au service de son pays dans une guerre susceptible d'être gagnée, cette victoire dût-elle être davantage politique que militaire.

Je suis sûr que nos gouvernants ont pris la mesure de cette exigence-là, qui leur incombe et à eux seuls. Je n'ai pas d'autre titre à espérer qu'ils l'aient fait que celui d'avoir, un court moment, partagé là-bas la vie de ces hommes admirables dont les voix se sont tues, et auxquels j'aimerais prêter la mienne si elle ne tremblait pas.